Le Tunnel (2018)
- Oui'aime
- 21 mars 2024
- 6 min de lecture
Chaque jour, je deviens plus amie avec le noir. Chaque jour, je l'aime un peu plus, je veux me cacher et m'approfondir dans ce tunnel inéclairé un peu plus. Mes yeux se sont habitués à voir dans ce noir. Mon cœur, lui, a trouvé la cruauté qui l'a tué, et depuis le premier pas fait dans ce tunnel, il n'a pas arrêté de battre, de battre pour se venger. Ce noir a donné à mon cœur, antan mort, une raison pour battre de nouveau.
La peur et l'audace sont devenues des sentiments vitales que je sirote chaque jour : La peur de sortir de ce noir. La peur de voir d'autres couleurs, de voir des visages. La peur de mon propre bonheur. La peur du ciel avec des myriades d'étoiles. La peur de regarder mon reflet dans un miroir ou dans une vitrine, voir la morne que je suis devenue. La peur d'entendre des voix, des cris, des mots, des paroles... La peur d'entendre ma propre voix, mon propre cri, mes propres mots, ma propre parole...après tout ce temps passé dans le plus grand mutisme au fond de mon âme. La peur d'avoir perdu la parole. La peur, parfois, de sortir de là, du noir auquel je me suis habituée, du noir qui a fait circuler le sang dans mes veines, qui a appris à mes poumons à respirer de nouveau et mes narines à aspirer l'air et sentir l'odeur dégoûtante des cadavres. J'ai peur de ne plus respirer. J'ai peur de devenir, moi aussi, un cadavre, une fois sortie du noir qui m'est devenu presque vital; un cadavre vivant, étrangement mouvant, qui suinte la détresse et l'acarien dépressif, un cadavre puant, répugnant et dégoûtant.
Et l'audace. L'audace de continuer. Quelque chose en moi me pousse à toujours continuer. Comme si, au plus profond de mon for, je sais que quelque chose m'attend au fond, ou quelqu'un, ou bien les deux, qui sait ? Je ne sais pas d'où me vient cette audace, cette force et cette titanesque patience. Et je n'ai pas cette curiosité de le savoir.
Depuis que j'ai pénétré dans ce tunnel, je ne veux plus rien. Je ne veux pas me retourner parce que, au fond, je sais que je ne trouverai plus de sortie, que ça y est, je suis là et je ne sortirai plus jamais. Et en même temps, je ne veux pas arriver à la fin de ce tunnel de peur de ne plus faire partie du noir, de peur de me sentir désemparée et déboussolée de nouveau.
Depuis que j'ai pénétré dans ce tunnel, je ne veux qu'une seule chose ; que mes pas, ma respiration, l'odeur des cadavres et le sang que je sens couler dans mes veines, que ce noir et ce tunnel soient perpétuels. Jamais j'aurai marre de marcher, de respirer, de sentir le sang couler en moi et la puante odeur des cadavres qui m'entourent, qui forment ce tunnel et qui me protègent de la lumière. Jamais, au grand jamais, j'aurai marre, que ce soit qu'un seul instant de ce noir, de ce mutisme qui s'élargit en moi à chaque pas. Jamais, je ne veux arriver à la fin de ce tunnel.
Et pourtant, j'avance. Je ne peux pas m'arrêter. Pas de repos. J'aspire l'odeur des cadavres et j'avance. Je ne peux pas reculer. Non. Ce n'est pas possible. Alors, j'avance. Je n'ai pas le choix. Je n'ai jamais eu le choix. J'avance, vers le noir, laissant derrière moi des traces de ma petite pointure sur les traces de pas de ceux qui m'ont précédé.
Je vois la lumière. Là-bas. Au bout. Je la vois et j'ai envie de stopper net. J'ai envie de reculer. De revenir vers le noir. Mais, je ne peux pas. Quelque chose de plus fort me pousse à marcher. À courir vers la lumière comme un moustique, minuscule, fragile et détesté. Je me sens trainée avec force vers la lumière. Je veux reculer. Revenir. Oui. Revenir. Il faut revenir. Je veux revenir vers l'arrière. Je veux m'accrocher au noir. Je ne suis pas prête à le quitter.
J'ouvre la bouche grande. Je veux crier. Je veux riposter. Crier non. Crier au secours. Demander l'aide des cadavres. Mais, aucun son ne sort de ma bouche. Non. Je ne vais pas poser l'arme. Non. Je réessaye. Vainement. Mais je réessaye. Encore. Je suis trop proche. Je dois faire quelque chose. Je dois reculer. Je dois reculer coûte que coûte. Je dois...
Je sens des gouttes chaudes sous mes yeux. Non. Ce n'est pas de la pluie. Je ne sais pas c'est quoi, mais, leur goût de sel qui coule dans ma bouche me rassure. Je les laisse couler jusqu'à faire une chute libre et s'écraser par terre. J'avance. Laissant derrière moi des gouttes chaudes et des traces de pas, du noir. La peur au ventre, j'avance vers la lumière.
Maintenant, je vois les cadavres. Leurs visages jaunâtres. Eux aussi ont les yeux et les bouches grands ouverts. Comme s'ils essayent de crier ou de boire tout l'air du tunnel. Comme si leurs gueules affreuses s'ouvrent jusqu'au déchirement pour tenter de respirer encore. Ils ont tous la gueule déformée de la mort. Et c'est à cet instant que j'ai su. Moi aussi, je vais faire partie de la construction de ce tunnel. Je vais faire partie du noir. Je vais mourir. Je vais crever sans personne pour me fermer les yeux. Je vais crever sans personne pour réciter les chapelets qu'il faut sur mon cadavre affreux. J'avance encore. Je m'approche de ma mort.
Mes chevilles manquent à chaque fois de se tordre. Je ne sais pas depuis quand je marche. Mais non. Je ne peux pas riposter. Je ne peux pas m'arrêter. Cela m'est impossible de stopper. C'est plus fort que moi. Ça l'a toujours été. Je n'en peux plus. Il n'y a pas assez d'air pour mes poumons. Je suffoque. J'avance. Je veux crier. Je sais pourtant que cela ne changera rien. Mais, je veux crier. J'ouvre la bouche encore. Rien n'en sort. Aucun son. Les gouttes s'écrasent sans cesse par terre. Sous mes pas. Derrière moi. Je les laisse. J'avance. J'avance encore.
J'entends des sifflements dans mon dos. Je veux me retourner. Je sais que tout est noir derrière moi. Mais, je veux me retourner. J'entends des appels. Des pleurs. Comme s'ils collent leurs lèvres à mes oreilles. Que me veulent-ils ? Que j'arrête ? Je ne peux pas. J'avance. Je ne veux pas les écouter. Je les laisse derrière moi. Mais, ils persistent. Je les entends. Plus fort encore qu'auparavant. J'avance. Je ne leurs échapperai pas. Il n'y a rien à tenter. Je les écoute. Ils veulent parler par ma bouche. Ils veulent que je leurs prête voix. Ils doivent savoir pourtant que je ne l'ai pas. Qu'on me laisse... Je suis proche. Trop proche.
Je veux m'arrêter. Je veux crier. J'ai la trouille. Je souffre et cela m'affaiblit de plus. Je veux m'effondrer par terre. M'écraser comme ces gouttes. Que la terre m'aspire. Je n'ai plus d'air. Il n'y a pas assez d'air. Je ne sens plus les battements de mon cœur. Je meurs. J'entends sonner l'heure fatidique.
Une étincelle jaillit majestueusement. Ça y est. Je suis arrivée à ma fin. Je ferme les yeux ne supportant pas la quantité de lumière diffusée. Je les ouvre et je les vois ; La mort. Dieu.
J'essaye de prendre mon souffle, mais, je n'y arrive pas. Je ne sens plus le sang dans mes veines ou les battements de mon cœur. Je suis perdue dans ce tumulte de voix où j'ai perdu la mienne. J'avance quelques pas. Encore. Puis. Stop. Je m'effonds par terre. J'essaye d'aspirer l'air. Rien. Je n'arrive pas à parler. Alors, je souffre et je me tais. La gorge sèche et la langue paralysée, je me force à me lever. La peine est fixe. Mais, j'avance. Je les entends rire. Ils se moquent de moi. Mais, j'avance. Il faut avancer. Avancer... Les cadavres, eux vont me guider. J'avance vers la lumière. Je suffoque. Les gouttes s'écrasent encore par terre. Je les entends rigoler. Mais, j'avance.
"C'est juste un rêve dans lequel tu crèves", dis La Mort dans mon dos.
" Tu ne vas jamais te réveiller ", ajoute Dieu.
J'avance. Les yeux fermés. Les poings serrés. Les muscles contractés. J'avance. Je me force. Je vois du loin le noir. Alors, j'accélère les pas. Je vois l'entrée d'un autre tunnel. Ou peut-être ce même tunnel ? Je vois une fille. Je Me vois. Je me vois pénétrer dans le tunnel et je veux crier. Crier pour m'arrêter. Mais, encore une fois, la voix me manque et aucun son ne sort de ma bouche. Je les entends rire de plus belle. Je vais rester bloquée dans ce maudit cercle jusqu'à l'éternité. À quoi ça sert de riposter ? De prier pour un Dieu qui m'utilise pour séduire La Mort assise à ses côtés ? Je m'approche du noir. Je reviens au point de départ. Encore plus fatiguée et plus sale qu'à mon départ. Et je sais que là-bas, où j'étais, il y'a une Moi qui veut me crier mais qui n'y arrive pas. Je n'ai pas le choix. Je ne peux pas me retourner pour elle. Je ne peux pas m'arrêter. C'est un cercle. Un jeu pour La Mort. Pour Dieu. Ils veulent nous affaiblir. Nous pousser à bout pour que nous nous pendions avec nos cordes vocales. Pour se gausser de nous.
Je fais le premier pas dans le noir. Je me sens ressusciter. J'avance. Le cœur battant. Je n'ai point peur. Je me sens trop loin de ce que j'étais. Et trop proche de ce que, je le sais, je ne le serai plus jamais.
Maintenant, je suis moi aussi devenue une partie de ce tunnel. Un cadavre puant…
Comments